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Un modèle de dissociation traumatique complexe

Enfances et violences : le triptyque de la maltraitance

Catherine Briod de Moncuit

Le modèle de dissociation traumatique complexe, aussi appelé modèle de la « tête », est un concept original issu de 30 ans de pratique professionnelle. Les situations présentées sont tirées de ma pratique comme psychothérapeute ou superviseuse. Les noms, les lieux, les origines et les professions ont été modifiées afin de préserver L’anonymat des personnes qui me permettent d’illustrer mon propos.

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Résumé

La dissociation traumatique complexe intervient quand un enfant vit dans un contexte traumatogène. C’est le cas en particulier dans les systèmes de maltraitance intrafamiliale, que cette maltraitance soit passive (négligences) ou active (violences). Pour pouvoir survivre, le cerveau de l’enfant va automatiquement déconnecter certaines de ses parties. C’est ce qu’on appelle la dissociation traumatique. Or, comme l’enfant baigne toujours dans le trauma, la dissociation va perdurer. La personnalité de la victime va alors se scinder en deux parties : la partie résiliente qui tient le coup et la partie blessée qui sera porteuse de la violence des émotions liées aux impacts traumatiques. Un troisième élément, qui n’appartient pas à l’enfant, qui n’est pas l’enfant et qui vient de l’extérieur, complète le tableau : le système abusif introjecté qui va se comporter à l’intérieur de l’enfant comme un parasite, un vampire.

1. Introduction

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Le modèle de dissociation traumatique complexe présenté ici est issu de mon travail comme psychothérapeute depuis plus de 30 ans maintenant, avec des adultes ayant été régulièrement maltraités au sein de leur famille quand ils étaient enfants.

Dès le début de mon activité professionnelle, je constatais que chaque patient déroulait son propre récit, mais qu’il ressortait de ces récits une trame très similaire. Milieux sociaux, origines, cultures, niveaux d’études, métiers, croyances étaient tous différents, mais les mots utilisés pour laborieusement tenter de dire l’indicible, les attitudes face aux traumatismes subis, les troubles du comportement que ces patients mentionnaient et qui les avaient souvent amenés à consulter, étaient profondément semblables.

Il n’était pas rare que la patiente de 10 heures, d’origine congolaise, utilise mot pour mot la même phrase que la patiente de 9 heures, d’origine suisse, pour parler de tel ou tel aspect du trauma. Cette stéréotypie intervenait comme un écho entre des patients qui ne s’étaient jamais rencontrés et si dissemblables les uns des autres. Il en allait de même pour les comportements. La montée du besoin de s’automutiler par exemple, était décrite de la même façon, avec des mots similaires voire identiques chez plusieurs patients.

Jeune thérapeute à l’époque, je me heurtais aux mêmes pierres d’achoppement, aux mêmes blocages, aux mêmes difficultés d’évolution d’un patient à l’autre, comme si j’étais face à des réflexes conditionnés qui replongeaient régulièrement le patient dans le traumatisme. Puis Eva est arrivée.

Vignette clinique

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Originaire d’Europe du sud, Eva est mère d’une petite fille de 3 ans lorsqu’elle vient me voir. Elle consulte car, dit-elle, elle n’arrive plus à faire l’amour avec son mari alors qu’elle l’aime. Elle se sent mal dans sa vie et ne comprend pas ce qui se passe. Elle oscille entre anorexie et boulimie, a développé une forme de toxicomanie médicamenteuse (somnifères, anxyolitiques et diverses pilules coupe-faim trouvées sur Internet) et a un rapport délicat à l’alcool. Depuis son adolescence, elle a fait trois ou quatre tentatives de suicide aux médicaments et recourt parfois à l’automutilation. Elle met un point d’honneur à ce que ses difficultés (conséquentes) ne se remarquent pas. C’est une jeune femme de 30 ans qui présente bien, toujours impeccablement habillée et maquillée.

Au fil des séances, j’apprends qu’elle est issues d’une fratrie de 5 enfants, toutes des filles. La famille peine à joindre les deux bouts. Le père, dictateur familial violent, tient tout le monde sous emprise, y compris la mère des enfants. A 14 ans, Eva travaille en usine et tout son salaire est confisqué par le père. A 18 ans, elle rencontre son futur mari, le suit en Suisse où elle se marie et où le couple monte un florissant petit commerce.

Très vite, Eva demande à me voir deux fois par semaine. Progressivement, elle me raconte les abus sexuels qu’elle et ses sœurs ont subis, comment sa mère envoyait chaque enfant à tour de rôle « faire la sieste » avec le père. Ce dernier a violenté sexuellement chacune de ses filles dès l’âge de 4 ans jusqu’à leur puberté.

Un jour, Eva arrive en consultation en disant qu’elle doit me raconter quelque chose : sa fille, qui venait d’avoir 4 ans, pleurait sans arrêt cet après-midi là. Débordée, Eva saisit l’enfant par son pull, la suspend au-dessus du balcon et menace de la lâcher si elle n’arrête pas immédiatement de pleurer. L’enfant se tait et Eva la ramène en sécurité au salon. Je reste un instant sidérée, puis, ne sachant pas d’où cela vient, je lui dis : « Eva, je sais que vous aimez votre fille et que vous voulez le meilleur pour elle. Je sens bien que la situation est actuellement très difficile. Mais je ne peux pas accepter de laisser votre père continuer à s’en prendre à vous par l’intermédiaire de votre enfant. Pour votre protection et celle de votre fille, je vais devoir faire un signalement. »

Cette séance a été longue et difficile. Nous en sommes sorties toutes les deux en état de choc. Je ne pensais pas la revoir, mais elle est venue à la séance suivante en me disant : « Vous savez, ce que vous avez dit, cela m’a fait mal. Cela m’a fait mal, mais cela ne m’a pas fait de mal. »

Cahin-caha, la thérapie a continué encore 3 ans, avec des éclipses de plusieurs semaines durant lesquelles j’étais sans nouvelles. Eva a finalement divorcé. Comme elle restait très fragile, j’ai travaillé avec elle pour qu’elle accepte que la garde de son enfant soit confiée à son ex-mari1, ce qu’elle a accepté. Après son divorce, elle a interrompu sa thérapie et a vécu une descente aux enfers, sans travail, passant d’un homme à l’autre, refusant tout contact avec sa fille. Un an plus tard, je reçois le téléphone d’un médecin qui me demande si je suis bien la thérapeute d’Eva qui est devant lui, et si elle peut revenir me voir. J’accepte immédiatement. Elle revient pour quelques séances. Elle s’est stabilisée, a retrouvé du travail et renoué une relation avec sa fille qu’elle voit régulièrement. Aux dernières nouvelles, elle a été promue à un noveau poste sur son lieu de travail.

 

C’est à Eva que je dois le modèle de dissociation traumatique complexe que je présente ici. C’est elle, avec son intelligence, sa finesse et ses ressources, son côté désespéré, errant et profondément blessé, sa violence envers elle-même et envers les autres qui m’a mise sur la piste de ce modèle et offert des clés de compréhension autour de l’impact de la violence sur le développement de l’enfant et de ses conséquences à l’âge adulte.

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1. Tout en demandant aux services sociaux de vérifier les compétences parentales du père. Les chats n’épousent pas les chiens, et je m’interrogeais sur les capacités de cet homme à élever seul un enfant.

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2. Quelques mots sur ce que sont les traumatismes et ce qu’ils engendrent

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Les traumatismes sont des événements violents qui impliquent une confrontation à la mort. Ils entrainent une menace de destruction physique et/ou psychique du sujet et provoquent chez la victime des sentiments d’impuissance et d’effroi. La littérature distingue quatre types de traumatismes.

Lenore Terr (1991), dans ses premières recherches, a défini les traumatismes de type I et de type II. Les traumatismes de type I sont ponctuels et limités dans le temps. Ils présentent un début et une fin claire. Une agression, un accident ou un viol ponctuel sont des exemples de situations traumatiques de type I. Les traumatismes de type II sont répétés dans le temps, dans un même contexte. Ce sont, par exemple, la violence politique, la violence conjugale et domestique, les actes répétés d’ordre sexuel à l’égard des enfants par un même agresseur2.

Eldra Solomon et Kathleen Heide (1999) introduisent les traumatismes de type III. Ces derniers sont définis comme des événements multiples, envahissant et violents, présents sur une longue période et, pour les enfants, ayant débuté à un âge précoce. La continuité de l’élément temporel est déterminante dans ces types de traumatisme. Les camps de concentration, l’emprisonnement et la torture sous certaines dictatures, la violence physique et sexuelle intrafamiliale, ainsi que la négligence à l’égard de l’enfant entrent dans cette catégorie.

Evelyne Josse (2006) propose une quatrième catégorie, les traumatismes de type IV. Ce sont des traumatismes de type II ou III qui ont toujours cours dans le présent. La famine, la guerre, les épidémies entrent dans cette catégorie. Il en va de même pour la violence physique et sexuelle intrafamiliale, ou la violence conjugale, quand l’enfant est placé par exemple, mais qu’il rentre tous les week-ends au sein de sa famille et que cette dernière continue à le maltraiter chaque fin de semaine.

Judith Herman (1997) quant à elle, distingue deux types de traumatismes : les simples et les complexes. Les traumatismes de type I sont des traumatismes simples. Les traumatismes de type II, III ou IV appartiennent à la catégorie des traumatismes complexes. Ce sont ceux-là qui vont nous intéresser, et c’est la terminologie que j’utiliserai dorénavant.

Lors d’un événement traumatique, deux choses peuvent tuer l’individu : la situation traumatique en elle-même (coup de couteau, étranglement, noyade par exemple), mais aussi la réponse de l’organisme à l’événement traumatique.

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2. Par souci de commodité, le terme « agresseur » est au masculin. Mais il pourrait aussi se décliner au féminin. Ce phénomène est encore peu connu. Les femmes et les jeunes filles qui commentent des actes d’ordre sexuel à l’égard des enfants existent, mais sont très rarement dépistées.

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2.1. La réponse de l’organisme à un événement traumatique

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Les traumatismes engendrent un état de stress extrême3 qui entraine une réponse physiologique de l’organisme saturé d’adrénaline et de cortisol (hormones de stress). L’amygdale, partie du cerveau qui réagit au danger, s’emballe, provoquant encore une augmentation des hormones de stress. Nous nous trouvons face à une « boucle de rétroaction » positive : plus l’amygdale s’emballe face au danger, plus les hormones de stress augmentent. Et plus les hormones de stress augmentent, plus l’amygdale s’emballe. C’est le serpent qui se mord la queue. Or, à hautes doses, ces hormones sont dangereuses pour le cerveau d’une part, car elles entrainent une neuro-toxicité qui peut provoquer la mort de groupes de neurones, et pour le système cardiovasculaire d’autre part, car elles peuvent provoquer un arrêt cardiaque.

Pour résister au stress impliqué par l’agression, le cerveau disjoncte automatiquement et interrompt les connections entre l’amygdale et les autres parties du cerveau. C’est l’équivalent d’un court-circuit quand un coup de foudre tombe sur le transformateur d’une centrale électrique. Aussitôt, il faut que la centrale disjoncte, stoppe la production d’électricité et s’isole du réseau. Si l’usine ne s’arrête pas, le problème se répand sur les lignes à haute tension. C’est alors l’ensemble des centrales qui vont déconnecter les unes après les autres et un pays entier qui se retrouve privé d’électricité.

Dans cette comparaison, l’amygdale serait l’usine de départ et les centrales en réseau le cortex associatif et l’hippocampe. L’amygdale est déconnectée du cortex associatif, partie du cerveau qui gère les émotions qui ne sont alors plus ressenties. La mémoire à court terme est déconnectée de l’hippocampe, partie du cerveau qui gère la mémoire implicite4 et les représentations. Comme elles sont déconnectées, les différentes parties du cerveau sont protégées, mais elles ne fonctionnent plus. L’événement traumatique se poursuit, mais la douleur physique et la souffrance psychique ne sont plus perçues, elles sont anesthésiées. On parle alors de dissociation5 et de mémoire traumatique.

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3. La littérature parle aussi d’état de stress dépassé ou de stress traumatique.

4. La mémoire implicite est la mémoire qui donne du sens à ce que l’on vit.

5. Voir notamment le site http://www.memoiretraumatique.org/psychotraumatismes/origine-et-mecanismes.html, pour une description plus détaillée de ces mécanismes physiologiques. 

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La dissociation

La dissociation est donc un phénomène neurologique qui intervient dans le système nerveux central, sous l’effet des sensations issues de l’environnement traumatogène6, est débordé par les hormones de stress et en risque d’être empoisonné par ces mêmes hormones. C’est une protection cérébrale qui est instinctive et automatique. La conscience du sujet n’a aucune prise sur elle. Elle a pour but de préserver la vie, mais cette préservation ne peut se faire qu’au prix de l’intégrité psychique de la personne. Il est indispensable de bien réaliser que la dissociation se fait pour maintenir et protéger la vie. Si le cerveau n’isole pas certaines de ses parties, la victime risque de mourir.

La dissociation se reconnaît à toute une série de symptômes chez la victime, comme le sentiment de déréalisation (la victime ne perçoit pas la situation traumatique comme réelle, elle croit qu’elle fait un cauchemar ou qu’elle voit un mauvais film), l’absence ou la sur-réaction émotionnelle, l’analgésie7.

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La mémoire traumatique

La mémoire traumatique quant à elle, intervient dans un deuxième temps et provoque chez la victime une sur-activation du système neurovégétatif, des souvenirs intrusifs, des stratégies d’évitement, un vécu d’impuissance et de perte8. Les événements traumatiques, de par la déconnection cérébrale, ne peuvent pas s’intégrer dans le psychisme, trouver un sens et une place dans le vécu de la victime, se transformer en souvenirs. Ils restent tels quels, enkystés dans le cerveau, hors temporalité. C’est ainsi que le moindre stimulus comme une odeur d’orange, une couleur, un regard, un lieu par exemple, peuvent faire ressurgir la situation traumatique et les réactions brutes que la victime avait eues au moment des faits.

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6. Traumatogène : Générateur de traumatismes.

7. Les symptômes dissociatifs sont les suivants : distorsion temporelle, absence ou sur-réaction émotionnelle, sentiment de détachement, effet tunnel, impression de déréalisation ou de dépersonnalisation, analgésie, amnésie dissociative. Voir le DMS V.

8. On parle alors de syndrome de reviviscence, syndrome d’évitement, syndrome d’hyperactivité neuro-végétative. Voir le DSM V.

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2.2. Traumatismes complexes et dissociation

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Dans les traumatismes complexes, non seulement les symptômes de la dissociation et les syndromes liés à la mémoire traumatique perdurent, mais ils se renforcent, car la victime doit toujours s’adapter à la situation traumatique. C’est la situation qui est folle. La réponse de la victime, quelle qu’elle soit, est normale. A long terme, cela se traduit chez les victimes par une altération de la régulation des émotions, une impulsivité marquée et des comportements qualifiés d’autodestructeurs par l’entourage. La perception de soi est altérée, avec des sentiments permanents de honte ou de culpabilité. Les relations interpersonnelles sont difficiles, car soit la personne est incapable de faire confiance à autrui, soit elle donne aveuglément sa confiance à n’importe qui. Elle peut osciller d’une attitude à l’autre en fonction des moments de sa vie. Par ailleurs, la perception de l’agresseur9 et du système abusif dont nous parlerons plus loin est altérée. L’agresseur peut être idéalisé ou perçu comme tout-puissant10. Dans la vignette suivante, nous voyons à l’œuvre cette notion d’agresseur idéalisé.

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9. Même remarque qu’à la note 2. Les femmes sont tout aussi « agresseurs » que les hommes. J’utilise ici le masculin grammatical plutôt que l’écriture inclusive.

10. Lopez Gérard (2013), page 121

11. Ce comportement de la mère est décrit dans la littérature sous la dénomination de shopping hospitalier. On le rencontre fréquemment dans les situations de violences intra familiales. Changer à chaque de lieu de soins évite de faire advenir la violence au grand jour.

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3. Enfance et maltraitances

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En règle générale, la majorité des adultes déteste l’idée qu’un enfant puisse être maltraité. Hélas, cela arrive pourtant, et ce n’est pas sans conséquences. L’enfant peut être maltraité dans le cadre de la famille, à l’école, dans le foyer où il a déjà été placé ou encore sur ses lieux de loisirs.

Une des caractéristiques de la maltraitance est qu’elle est intentionnelle12. Les auteurs de maltraitance s’autorisent à avoir des comportements violents ou inappropriés avec leurs proches et/ou avec les plus faibles, comportements qu’ils n’ont pas avec le reste de la population. Le fait est que certains adultes se comportent avec des enfants comme jamais ils n’oseraient se comporter avec d’autres adultes. C’est en ce sens qu’on peut parler d’intentionnalité, même si les auteurs n’ont pas forcément le désir ni la conscience d’infliger un préjudice.

De plus, quand on parle de maltraitance grave, celle-ci est très rarement isolée. Il est très rare de rencontrer un geste, une fois. La plupart du temps, nous avons à faire à un système de maltraitances. Par ailleurs, ces violences s’inscrivent dans un contexte qui ne protège pas l’enfant. Nous y reviendrons.

La maltraitance fait donc partie des traumatismes intentionnels complexes. L’OMS la définit comme des violences faites aux enfants. Elle en parle ainsi : « La maltraitance à l’encontre d’un enfant désigne les violences et la négligence envers toute personne de moins de 18 ans. Elle s’entend de toutes les formes de mauvais traitements physiques et/ou affectifs, de sévices sexuels, de négligence ou de traitement négligent, ou d’exploitation commerciale ou autre, entraînant un préjudice réel ou potentiel pour la santé de l’enfant, sa survie, son développement o sa dignité dans le contexte d’une relation de responsabilité, de confiance ou de pouvoir. Parfois, on considère aussi comme une forme de maltraitance le fait d’exposer l’enfant au spectacle de violences entre partenaires intimes13. »

Les 4 formes de maltraitance reconnues par l’OMS sont la violence physique, la violence sexuelle (actes d’ordre sexuels), la violence psychologique et la négligence.

Le conseil fédéral, dans son rapport daté du 17 janvier 2018 et intitulé : « Détection précoce des violences intrafamiliales envers les enfants par les professionnels de la santé » complète ces définitions ainsi : « L’exposition à la violence conjugale et l’instrumentalisation d’enfants et de jeunes dans des conflits parentaux, de même que les mariages forcés, peuvent être considérés comme des formes particulières de violences psychiques. Une forme spécifique, mais très rare de maltraitance des enfants est le syndrome de Münchausen par procuration. Les parents atteints de ce syndrome inventent, exagèrent, voire provoquent des maladies ou des symptômes chez leur enfant, afin d’en demander le traitement médical »14.

Toutes ces maltraitances, qui sont des formes de la violence, vont avoir un impact sur le développement de l’enfant et peuvent prétériter ce développement parfois de façon irréversible.

Il est à noter que la violence psychologique est la seule forme de maltraitance qui peut exister par elle-même. Elle est toujours associée aux trois autres formes de violences. Cela veut dire que dans les autres formes de violences – négligence, sexuelle ou physique, la maltraitance psychologique est toujours présente.

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12. Voir : memoiretraumatique.org, psychotraumatismes, introduction, description.

13. Organisation Mondiale de la Santé. (2019), Thèmes de santé > Maltraitance des enfants. Consulté le 26.11.2019 sur https:///www.vhoint/topics/child abuse/fr/ Krug, E.G. Dahlberg, L.L.Mercy, J.A. Zwi, A. & Lozano-Ascencio, R. (2002). Rapport mondial sur la violence et la santé. Genève. Organisation Mondiale de la Santé.

14. www.bsv.admin.ch

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3.1 La notion de contexte traumatogène

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Les traumatismes complexes peuvent perdurer sur une longue période. Nous parlons alors de contexte traumatogène. Un contexte traumatogène est un contexte qui est lui-même source de traumatismes. Dans une situation de maltraitance intrafamiliale par exemple, l’enfant se trouve face à un tel contexte auquel il devra nécessairement s’adapter.

C’est l’histoire de vie de certains patients qui m’a amenée à reprendre cette notion de contexte traumatogène. Pour certains enfants, en effet, les traumatismes sont si multiples et variés qu’il devient difficile d’isoler des faits en tant que tels, et surtout de pouvoir les comptabiliser. Cela pose problème lors de plaintes pénales.

 

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Dans cette situation, le milieu éducatif dans lequel Alicia a été élevée est en lui-même source de traumatismes à travers la violence physique et l’indisponibilité parentale qui s’apparente à un abandon. Ce contexte a fragilisé l’enfant et en a fait une enfant proie. Ainsi, quand le prédateur est arrivé, il n’y avait personne pour assurer la protection d’Alicia. Pénalement parlant, les parents auraient dû être interpelés pour les faits de violence et de négligence, ce qui n’a pas été le cas. Quant à l’agresseur, c’est un non-lieu qui a été prononcé par la justice à son encontre. Cela lui a permis, en toute impunité, de continuer à agresser sexuellement d’Alicia. A l’heure actuelle, Alicia a échappé au prédateur en changeant de région.

Les faits que les victimes énoncent sont ceux qui les ont plus particulièrement marqués, pas tant parce qu’ils étaient plus violents que les autres, mais plus parce que quelque chose dans leurs accomplissements sortait du modèle habituel d’agressions.

Par ailleurs, il y a des situations où nous avons des difficultés à identifier des faits précis : ce sont les situations de négligence et/ou de maltraitance psychologiques. Elles demandent souvent une observation fine et précise pour pouvoir mettre en avant ce qui dysfonctionne.

Enfin, comme mentionné plus haut, on oublie souvent que la maltraitance psychologique est toujours associée aux autres formes de maltraitance. Dans le cas d’Alicia, c’est la maltraitance psychologique associée à la maltraitance physique subie dans son milieu familial qui constituent le contexte traumatogène et qui a fait d’Alicia une enfant proie pour un prédateur extérieur. Il est malheureusement fréquent que des enfants en situation de maltraitance psychologique et de négligence rencontrent des prédateurs ou des prédatrices sur leur chemin et soient dans l’incapacité de se protéger. J’y reviendrai dans la suite de l’article.

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4. Le triptyque de la maltraitance

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4.1. Premier niveau de dissociation : la dissociation primaire

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Nous appelons le premier niveau de dissociation la dissociation primaire. Cette dissociation primaire est engendrée par les traumatismes simples, de type I, et correspond au syndrome de stress post-traumatique (PTSD) tel qu’il est décrit depuis longtemps dans la littérature15. Elle survient lors du premier événement traumatique subi. Elle provoque les réactions communes à tous les traumatismes. Ces réactions peuvent être classées en deux catégories : les réactions qui sont directement liées à la dissociation, les symptômes dissociatifs, et les réactions qui sont liées à la mémoire traumatique16.

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4.1.1. Schéma I : la dissociation primaire

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Pour résister à l’agression, en rouge sur le schéma, le cerveau de l’enfant se déconnecte. La partie blessée, en bleu sur le schéma, est enkystée dans le psychisme de l’enfant, en vert sur le schéma. L’enfant peut développer des symptômes dissociatifs tels qu’ils sont décrits dans le DSM V dans les heures, voire les jours qui suivent l’agression.

Après la première agression et quelque en soit la nature, l’enfant se tourne d’une manière ou d’une autre vers son entourage. Il a alors deux cas de figure. Dans le premier cas, l’entourage perçoit la détresse de l’enfant, la prend en compte, la comprend et la contient. Il met en place les éventuels soins nécessaires et aide l’enfant à reprendre le cours de son développement. C’est ce qui se passe souvent lors d’un traumatisme de type I, en particulier quand l’agression a lieu hors de la famille. L’enfant gardera peut-être des séquelles de l’événement traumatique, mais pourra malgré tout cicatriser, reprendre son développement et acquérir des ressources en s’appuyant sur des figures d’attachement fiables. Ainsi, il pourra progressivement surmonter l’événement traumatique. Cela ne veut pas dire que la vie de l’enfant ayant vécu un traumatisme ponctuel sera la même que s’il ne l’avait pas vécu. Lors d’un trauma ponctuel, l’enfant peut très bien être profondément atteint dans son intégrité physique - perdre la mobilité d’un bras suite aux coups de couteau reçus lors d’un racket par exemple. Comme il peut être atteint dans son intégrité psychique - développer une phobie chaque fois qu’une odeur vient rappeler celle du cuir du blouson de l’agresseur. Mais il pourra s’appuyer sur un entourage protecteur et des tuteurs de résilience bienveillants qui lui permettront malgré tout de développer ses ressources et de trouver son chemin dans la vie.

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4.2. Deuxième niveau de dissociation

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Le second cas de figure va poser plus de problème et engendrer ce que nous appelons la dissociation traumatique secondaire. Elle intervient quand l’entourage de l’enfant ne perçoit pas sa détresse, la nie ou rend l’enfant responsable du traumatisme.

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Dans cette vignette, nous constatons que la détresse de l’enfant est niée, inexistante pour la mère dont la réaction est tout sauf adéquate face au traumatisme ponctuel que sa fille vient de subir. Cela signifie qu’il y a quelque chose dans le contexte familial qui fait que l’agression que vient de vivre l’enfant ne peut être ni perçue, ni reconnue. Ce peut être par exemple des secrets de famille, des tabous familiaux, un vécu traumatique antérieur analogue chez la mère. Quoiqu’il en soit, cela revient à constater qu’il y a dans cette famille une maltraitance psychologique importante à l’égard de l’enfant, peut-être déjà présente avant le viol, puisque l’enfant est abandonnée, livrée à elle-même dans ce qu’elle a subi.

Nous avons reçu Gabrielle quand elle avait 18 ans. Nous avons identifié le contexte familial comme étant un entourage non-protecteur et psychologiquement maltraitant. Cette constatation nous a fait traiter la situation de Gabrielle comme une situation d’inceste intrafamilial. Bien qu’elle n’ait pas été violée dans sa famille, la réaction de celle-ci, et de la mère en particulier, nous a conduite à travailler dans ce sens. Il y a, en effet, quelque chose dans la famille qui fait que la souffrance de l’enfant ne peut pas être prise en compte. Il s’est avéré que les questions sexuelles étaient taboues dans la famille de Gabrielle. Les parents portaient peu d’attention à l’enfant, ses ressentis n’étaient pas reconnus17. Les parents avaient par ailleurs un mode éducatif rigide avec la croyance que les enfants devaient être sages, propres, polis. Les parents, très sensibles au « qu’en dira-t-on », présentaient leur fille comme une carte de visite qui devait montrer « aux autres » combien ils élevaient bien Gabrielle. Gabrielle, comme individu différencié, n’avait pas d’existence propre. Nous sommes confrontés là à une maltraitance psychologique qui a fragilisé Gabrielle et en a fait une enfant proie.

Malheureusement, en effet, beaucoup d’enfants en situation de maltraitance psychologique et de négligences deviennent des enfants proies pour d’éventuels prédateurs. Ce sont des enfants qui ont déjà appris à se conformer aux attentes de l’entourage et dont les signaux d’alarmes sont inexistants ou brouillés. De plus, ils vont avoir de la peine à se tourner vers les adultes pour rechercher de l’aide, puisque ces derniers sont déjà perçus et intégrés comme non protecteurs. Et s’ils le font, ils ne vont pas être reconnus comme victimes par ce même entourage. C’est ce qui s’est passé pour Gabrielle.

Si l’entourage ne réagit pas, ne perçoit pas les signes de dissociation chez l’enfant, nie l’agression ou en attribue la responsabilité à l’enfant, alors celui-ci est amené à croire que la situation est « normale », en vertu du « qui ne dit mot, consent ». Il va donc remettre en doute ce qu’il ressent, en pensant que ses ressentis sont anormaux. Il se remet lui en question, étant dans l’impossibilité, du fait de son immaturité psychologie, physiologie et neurologique, de remettre en question ce qu’il subit. Il n’a aucun point d’appui à l’extérieur qui viendrait valider son vécu. Dans l’obligation de croire que la situation est normale et sans soutien extérieur, il se sent coupable de ressentir ce qu’il ressent, coupable de la faute subie. C’est ce que nous appelons la culpabilité traumatique.

De fait, l’enfant est abandonné par ceux-là même qui devraient le protéger. C’est la deuxième victimisation, appelée victimisation secondaire, pas non-assistance et abandon. Cela renforce la dissociation primaire. La non-reconnaissance et la non prise en compte du trauma par l’entourage favorisent l’introjection de l’agresseur. Nous définirons cette notion quand nous parlerons de la dissociation tertiaire.

Nous pourrions dire que la dissociation secondaire se met en place quand il y a déjà dans l’entourage de l’enfant des maltraitances psychologiques ou des négligences à bas bruit, c’est-à-dire difficilement perceptibles par un observateur extérieur.

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15. Voir par exemple, Vila et coll, l’enfant victime d’agression, 1999, Masson

16. Reviviscence, évitement, hyperactivité neuro-végétative.

17. La non-reconnaissance et l’indifférence à l’égard de l’enfant sont deux catégories de la maltraitance psychologique. Voir le texte sur les définitions de la maltraitance sur le site www.gbm-psy.ch, paragraphe sur la maltraitance psychologique, sous publications.

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4.2.1. Schéma II : la dissociation secondaire

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L’inaction de l’entourage non protecteur renforce la dissociation primaire et permet l’introjection de l’agresseur, en rouge sur le schéma, dans le psychisme de l’enfant. L’enfant, dans l’incapacité d’intégrer ce qu’il vit, va prendre sur lui l’agression et se sentir responsable de ce qui lui arrive. Il devient coupable de la faute subie. C’est ainsi que naît la culpabilité traumatique.

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4.3. Troisième niveau de dissociation

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Lorsque les actes de violence se répètent et que l’entourage ne protège toujours pas l’enfant, ce qui se passe dans les contextes de violence intrafamiliale, y compris ceux de violence domestique, la dissociation doit se renforcer pour que l’enfant puisse survivre. Tout se passe comme si le cerveau de l’enfant était en état perpétuel d’hyper-alerte et prêt à déconnecter n’importe quand. Hélas, si l’ancrage de la dissociation permet à l’enfant de tenir le coup dans le contexte traumatogène, cela va renforcer l’introjection de l’agresseur et provoquer l’introjection de l’entourage non protecteur. Ces deux éléments, agresseur et entourage non protecteur, vont s’amalgamer pour former le système abusif introjecté dans le psychisme de l’enfant.

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4.3.1. L’introjection de l’agresseur

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Ferenczi est le premier à parler de l’introjection de l’agresseur, en le liant à l’identification à l’agresseur, dans l’exposé qu’il fait en septembre 1932 lors du XIIème congrès international de psychanalyse à Wiesbaden. Il parle des enfants ayant subis des actes d’ordre sexuel.

Extrait : « Les enfants se sentent physiquement et moralement sans défense, leur personnalité encore trop faible pour pouvoir protester, même en pensée, la force et l’autorité écrasante des adultes les rendent muets, et peuvent même leur faire perdre connaissance. Mais cette peur, quand elle atteint son point culminant, les oblige à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement, et à s’identifier totalement à l’agresseur. Par identification, disons par introjection de l’agresseur, celui-ci disparaît en tant que réalité extérieure, et devient intrapsychique ; … » « C’est l’hypothèse que la personnalité encore faiblement développée réagit au brusque déplaisir, non pas par la défense, mais par l’identification anxieuse et l’introjection de celui qui la menace ou qui l’agresse. »18

Personnellement, je fais une claire distinction entre l’introjection de l’agresseur et l’identification à l’agresseur19. Je préfère parler dans un premier temps d’introjection de l’agresseur. Tout se passe comme si la menace et l’agression que subit l’enfant est injectée à l’intérieur de son psychisme et va agir à l’intérieur de ce psychisme comme un corps étranger. In fine, l’agresseur n’a plus besoin d’être présent pour agir dans la tête de la victime : L’enfant continue à entendre dans sa tête la voix de l’agresseur, ressentir la menace ou l’agression, indépendamment de la présence de l’agresseur. C’est ainsi que vont se constituer les phénomènes d’emprise.

La présence psychique de l’agresseur, à travers l’introjection de ce dernier, agit dans le psychisme de l’enfant comme un parasite, comme un vampire intérieur, et maintient l’enfant dans le silence et sous son emprise. Les phrases et les gestes de menace continuent à exister à l’intérieur de l’enfant et, à terme, l’enfant peut finir par les faire siennes. Mais comme il est dit plus haut, il ne s’agit pas encore de l’identification à l’agresseur. Ce sont les actes et l’état émotionnel de celui-ci au moment des faits qui viennent contaminer le psychisme de l’enfant.

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18. « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », in Psychanalyse IV, Œuvres complètes, Sandor Ferenczi, Payot 1982, pages 130 et 131, ISBN 2-228-88156-2 902460-1. C’est Ferenczi qui souligne dans le texte.

19. Je réserve l’identification à l’agresseur à un article ultérieur.

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4.3.2 Empathie et agression

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A ce stade, et pour bien comprendre la différence que je fais entre introjection de l’agresseur et identification à l’agresseur, un détour par la notion d’empathie et les neurosciences est nécessaire20. L’empathie est la capacité de percevoir les sensations et les émotions que l’autre vit, et dans une certaine mesure, de les ressentir.

En utilisant les techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle, les chercheurs en neuroscience ont pu mettre en évidence que les mêmes circuits neuronaux étaient activés tant chez les acteurs d’une action que chez les observateurs de l’action. L’exemple le plus typique est celui de la douleur. Que se passe-t-il quand un soignant effectue un soin douloureux sur un patient ? Le constat semble sans appel : les circuits neuronaux de la douleur étaient non seulement activés chez le patient, ce à quoi on s’attendait, mais également chez le soignant, ce qui était inattendu. Voir souffrir quelqu’un revient à activer les centres cérébraux de la douleur chez le témoin, alors que la douleur physique n’est pas perçue par le témoin Ce mécanisme de résonance sensori-somatique entre soi et l’autre est apparemment actif dès la naissance.

Le même mécanisme est sans doute à l’œuvre dans les situations d’agressions ou d’accidents. Le témoin de l’agression ou de l’accident est impacté dans son corps (jambes qui tremblent, cœur qui bat plus vite, effet de choc ou de sidération), alors que lui-même n’est pas pris dans l’événement. On peut se demander encore si cette même forme d’empathie n’est pas à l’œuvre lors du visionnement d’un film X. L’excitation sexuelle des acteurs éveille l’excitation sexuelle du spectateur, que celui-ci le veuille ou non. Mais alors, qu’en est-il pour un enfant quand il est exposé à des viols conjugaux ou qu’il tombe sur des contenus pornographiques en naviguant Internet ?

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4.3.3 Le vampire intérieur

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Que se passe-t-il donc pour les enfants, lorsqu’ils sont témoins de violence conjugale ou sont eux-mêmes victimes d’agressions, et ce, de façon répétée dans un cadre familial défaillant ? Dans de telles situations, le cerveau de l’enfant a accès à l’état émotionnel de l’agresseur21 à travers l’empathie. Mais il n’a encore ni la maturité émotionnelle, ni les représentations cognitives nécessaires pour pouvoir faire la différence entre ce que l’autre agit et que lui-même subit. C’est à travers ce mécanisme que se produit l’introjection de l’agresseur.

A ce stade, il est impératif de distinguer les émotions et les sensations générées par l’agression subie – impuissance, honte, désespoir, sidération, rage, entre autres, et qui appartiennent à l’enfant, des émotions et des sensations introjectées à travers le circuit sensori-somatique d’empathie neurophysiologique qui appartiennent à l’auteur de l’agression et qui sont injectées à l’intérieur de l’enfant par ce biais. Soulignons ceci : l’enfant n’est pas à l’origine des sensations et émotions de l’agresseur, comme par exemple l’excitation sexuelle, la sensation de force et de puissance, la volonté de soumettre. Il en est le dépositaire. Ces sensations, ces émotions, parfois renforcées par les paroles de l’agresseur, s’inscrivent dans le psychisme de l’enfant et agissent indépendamment de lui. C’est pourquoi je parle de parasite ou de vampire. D’un point de vue thérapeutique, il est indispensable de faire cette distinction pour pouvoir aider le patient (enfant ou adulte) à démêler « le tien du mien » afin qu’il puisse progressivement désintriquer les émotions qui lui appartiennent (douleurs physiques et souffrances psychiques, impuissance ressentie lors de l’agression), de ce qui appartient à l’autre (violence, excitation sexuelle, toute-puissance par exemple.

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La prostitution est une des formes de répétitions traumatique possibles de ce type d’abus sexuels. Virginie va régulièrement se prostituer quand la pression traumatique devient trop forte et quand la voix de son géniteur devient trop insistante. Certes, on peut parler de psychose dans son cas. Cependant, j’ai choisi de ne pas traiter la patiente que sous l’angle de la psychose, mais également de la dissociation traumatique tertiaire, en partant du principe que la voix qu’elle entendait dans sa tête était bien celle de l’agresseur introjecté, ici celle de son géniteur, qui la contraint à aller se prostituer et contre laquelle elle est impuissante à se défendre.

Jusqu’alors, elle se sentait dans l’incapacité de désobéir à cette voix. Elle avait le sentiment que le danger était bien plus grand si elle n’obéissait pas que si elle obéissait. Après une quinzaine de séances, elle a pu commencer à prendre conscience de l’origine de cette voix et comprendre que ce n’était pas la sienne, mais bien celle du géniteur introjecté qui agissait à l’intérieur d’elle comme un parasite. Avec l’aide du foyer qui joue le rôle d’entourage protecteur, elle a pu quitter le trottoir. C’est elle-même qui a apporté la clé pour stopper ce comportement, en rapportant lors de cette même séance : « Je me balance tous les soirs dans le lit pour m’endormir ou me calmer. Le balancement m’a déjà empêchée une fois d’aller me prostituer. » Je lui ai alors suggéré de se balancer chaque fois que la pression montait pour aller se prostituer et d’aller parler avec un intervenant du foyer, y compris de réveiller la veilleuse, si la pression devenait trop forte. Virginie a pu prendre la suggestion et ne se prostitue plus depuis quelques mois23. Mais la situation reste fragile24.

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20. Voir par exemple : « l’apport de la recherche en neurosciences à l’étude de l’empathie », C. Clumeck et P. Linkowski. http://www.amub.be/revue-medicale-bruxelles/article/lapport-de-la-recherche-en-neurosciences-a-letude--895, ou « Vers une approche neuropsychologique de l’empathie », P. Narme et coll. http://www.academia.edu/22447345/Vers\_une\_approche\_neuropsychologique\_de\_lempathie.

21. Toujours masculin ou féminin

22. Voir l’article sur « L’abus sexuel de type séducteur – pervers ou l’art de pervertir l’enfant », sur http://www.gbm-psy.ch/publications

23. La situation n’a rien de miraculeux. Il arrive souvent que, quand les soignants prennent véritablement en compte la mesure des traumas, des progrès significatifs aient lieu. Ceci étant dit, les rechutes restent toujours possibles.

24. Depuis le jour où j’écrivais cette phrase, du temps a passé. Cela fait trois ans maintenant que Virginie n’est plus retournée sur le trottoir.

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4.3.4 L’introjection de l’entourage non protecteur

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Le même mécanisme d’introjection va être à l’œuvre en ce qui concerne l’entourage non-protecteur. L’agression se répète et l’entourage ne réagit toujours pas sur un moyen à long terme. Le ou les parents sensés protéger l’enfant nient ou banalisent les agressions subies, que les agressions soient de nature psychologique, physique, sexuelle ou de l’ordre de la négligence.

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Devant l’inertie de l’entourage et pour que l’enfant puisse survivre malgré tout, la dissociation va s’approfondir et se généraliser. L’injonction sous-jacente qui transparait dans ce déni de l’entourage est : « Tu ne t’apercevras de rien ». La réalité traumatique ne doit pas exister. Au bout du compte, tout se passe comme s’il était normal que l’enfant subisse ce qu’il subit, qu’il n’avait pas à s’en plaindre, qu’il devait faire avec et que, finalement, c’était l’enfant qui avait un problème.

A travers cette attitude, l’entourage non-protecteur, consciemment ou inconsciemment, corrobore le fait que l’enfant est inadéquat et inadapté et renforce la dissociation traumatique. Par ailleurs, et c’est quelque chose qui est malheureusement trop souvent encore dénié par les intervenants professionnels, l’entourage non protecteur est souvent lui-même maltraitant. Là encore, ce sont les maltraitances psychologiques et les négligences qui sont en action.

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C’est à ce niveau de dissociation tertiaire que nous pouvons parler de contexte traumatogène. Virginie vit, à juste titre, l’absence de sa mère comme un abandon. Objectivement, c’est bien le cas. La mère, pour des raisons que nous essaierons de comprendre dans un article ultérieur, est dans l’incapacité de prendre en compte les besoins de son enfant, d’aider, de protéger et de soutenir Virginie. Cela oblige le cerveau de Virginie à se dissocier encore plus. Et comme personne dans l’entourage, qu’il soit familial ou social25, ne peut prendre en compte l’incroyable violence qui est faite à cette enfant, les symptômes dissociatifs que Virginie montre (entendre des voix, balancements, automutilations, tentative de suicide ou prostitution) ne sont pas vus. Ou, s’ils sont vus, ils sont interprétés sur le registre de la psychose ou de l’autisme. Ce n’est plus la violence intrafamiliale qui est problématique, c’est l’enfant qui devient problématique.

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4.3.5 Schéma III : la dissociation tertiaire

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L’agresseur de l’enfant et l’entourage non protecteur (ENP) s’amalgament pour donner ce que j’appelle le système abusif introjecté – en rouge sur le schéma. L’introjection de l’agresseur et de l’entourage non protecteur se renforce. Le système abusif se comporte comme un corps étranger dans le psychisme de l’enfant.

Dès lors, l’enfant va fonctionner sur un mode dissociatif et c’est à travers ses comportements, que l’on peut qualifier de symptomatiques, que l’enfant va parler. Devant le déni des adultes non protecteurs, il n’a plus les moyens de verbaliser les souffrances subies. Il ne peut que les enfermer au plus profond de lui-même où elles sont enkystées dans ce qui est représenté par la partie bleue du schéma. Elles resurgissent dans les moments de tension ou quand quelque incident vient rappeler la situation traumatique.

Ce sont ces souffrances, en lien avec la dissociation traumatique tertiaire, qui vont engendrer les comportements dits « déviants », comme par exemple les comportements à risque, les automutilations, certaines formes de décompensations, l’hyperviolence et in fine, les tentatives de suicide ou les suicides.

La non-reconnaissance de l’événement traumatique par l’entourage affectif de l’enfant provoque l’introjection de l’agresseur et de l’entourage non-protecteur pour donner le système abusif (en rouge sur le schéma). Comme il n’y a personne pour signifier à l’enfant que ce qu’il vit n’est pas normal, cela ouvre grand la porte à l’enkystement du système abusif à l’intérieur de l’enfant. L’enfant n’a pas les moyens de remettre en question ce qu’il vit. Il ne peut que remettre en question ce qu’il sent. Il va donc remettre en cause son ressenti, ses perceptions et ses émotions pour les rendre compatibles avec la réalité extérieure.

Comme il n’y a personne pour valider la réalité extérieure de ce que l’enfant subit, il va être obligé de penser26 que ce qu’il subit est normal et que ce qu’il ressent est anormal. Cela ancre et renforce la dissociation entre la partie saine, résiliente de l’enfant, qui essaie de se développer malgré tout (partie verte sur le schéma), et l’enfant blessé, impuissant, porteur de la souffrance fondamentale, de la rage, du désespoir et de la honte (en bleu sur le schéma). Autant de sentiments dont la violence est telle que l’enfant ne peut pas, sous peine de mort, ressentir et intégrer.

Quand les agressions et la non-protection perdurent sur un moyen à long terme, alors le système abusif va se comporter comme un corps étranger à l’intérieur de l’enfant. L’enfant devient porteur, à l’intérieur de lui, des voix de l’agresseur et de l’entourage non-protecteur qui vont s’intriquer et qui vont établir l’emprise.

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25. Il arrive encore trop souvent que l’entourage social, et en particulier les intervenants professionnels dans le domaine des soins, n’arrivent pas à penser la maltraitance. Les faits de maltraitances qu’ils peuvent observer sont si incroyables à leurs yeux qu’ils sont déniés. Par ailleurs, pour beaucoup de soignants, il est inimaginable qu’un parent maltraite à ce point un enfant, puisque, par définition, le parent aime son enfant. Aveuglés par le préjugé du lien affectif entre parents et enfants, ils passent à côté de la maltraitance. Le déni, la banalisation et l’idéalisation du lien parents-enfants sont des mécanismes de défense qu’on trouve souvent chez les professionnels. Quand les mécanismes de défense prennent le dessus, le professionnel ne tient plus compte des faits pour entrer directement dans l’interprétation. Et cela se fait toujours au détriment de l’enfant.

26. Si déjà il a pu construire quelque chose de l’ordre de la pensée. Pour certains enfants, la maltraitance intervient si tôt dans la vie, parfois dès la naissance, que ces enfants n’ont pas pu construire ne serait-ce qu’un embryon de pensée.

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5. Conclusion

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Identifier les différentes parties qui habitent le psychisme des victimes de traumatismes complexes, en particulier dans les situations de violence intrafamiliales, est une des clés de l’action thérapeutique. C’est ce qui s’est passé, sans que j’en sois encore consciente, quand j’ai dit à Eva : « Eva, je sais que vous aimez votre fille et que vous voulez le meilleur pour elle. Je sens bien que la situation est actuellement très difficile. Mais je ne peux pas accepter de laisser votre père continuer à s’en prendre à vous par l’intermédiaire de votre enfant. Pour votre protection, et celle de votre fille, je vais devoir faire un signalement. » En parlant ainsi, je me suis adressée aux trois parties du schéma de dissociation tertiaire. « Je sais que vous aimez votre fille et que vous voulez le meilleur pour elle » s’adressait à la partie verte, la partie résiliente de cette femme. « Je sens bien que la situation est actuellement très difficile » s’adressait à la partie bleue, en reconnaissant la souffrance qui, venant du passé, s’actualisait toujours dans le présent. « Mais je ne peux pas accepter de laisser votre père continuer à s’en prendre à vous par l’intérmédiaire de votre enfant » reconnaissait l’existence de la partie rouge, le système abusif introjecté, sans l’identifier à la patiente. Je suis partie du principe que ce n’était pas la patiente qui avait suspendu l’enfant au-dessus du balcon, mais le système abusif introjecté qui agissait à travers elle. En lui disant que j’allais devoir faire un signalement pour protéger non seulement sa fille, mais elle également, je posais un arrêt au système abusif introjecté, tout en le mettant en évidence. C’est cette reconnaissance, sans jugement, qui a fait que la thérapie a pu continuer et qui m’a permis de garder la confiance de la patiente.

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6. Bibliographie

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•  C. Clumeck et P. Linkowski, L’apport de la recherche en neurosciences à l’étude de l’empathie, https://www.amub-ulb.be/revue-medicale-bruxelles/article/l-apport-de-la-recherche-en-neurosciences-l-etude-de-l-empathie

• « Détection précoce des violences intrafamiliales envers les enfants par les professionnels de la santé », janvier 2018, https://www.bsv.admin.ch/bsv/home.webcode.html?webcode=P626.G829.fr

• Herman,J.L. (1997). Trauma and recovery (Vol. 551). Basic books.

• Evelyne Josse, (2011) Le traumatisme psychique, de boeck éditions.

• Evelyne Josse, (2006) Le traumatisme dans les catastrophes humanitaires, sur www.psycho-solutions.be

• Ferenczi Sandor, Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, in Psychanalyse IV, Œuvres complètes, Payot, 1982, ISBN 2-228-88156-2 902460-1.

• Catherine Briod de Moncuit, l’abus sexuel de type séducteur - pervers ou l’art de pervertir l’enfant, in www.gbm-psy.ch

• Carol Gachet et Catherine Briod de Moncuit, La maltraitance sur les enfants, définitions, in www.gbm-psy.ch

• DSM V, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Masson, 2015

• Krug EG et al., eds. Rapport mondial sur la violence et la santé, Genève, Organisation mondiale de la Santé, 2002.

• Lopez Gérard (2013), Enfants violé et violentés – Le scandale ignoré, Dunod, Paris.

• P. Narme et coll., Vers une approche neuropsychologique de l’empathie, http://www.academia.edu/22447345/Vers_une_approche_neuropsychologique_de_lempathie

• Rapport d’une consultation sur la prévention de la maltraitance de l’enfant, 29–31 Mars 1999. Genève, Organisation mondiale de la Santé, 1999, https://apps.who.int/iris/handle/10665/66790

• Terr, L. (1991). Childhood trauma: An outline and overview. American Journal of Psychiatry, 148,10-20

• Vila G., Porche L-M., Mouren-Siméoni M-C, (1999) L’enfant victime d’agression – Etat de stress post-traumatique chez l’enfant et l’adolescent, Masson, Paris.

• http://www.memoiretraumatique.org

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Vignette clinique 

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Monsieur X a été arrêté et condamné à 5 ans de prison pour avoir gravement maltraité ses enfants. Il a reconnu les faits. Il les battait régulièrement, à coup de poings, pieds, ceintures, câbles électriques. A plusieurs reprises, il les a blessés à tel point que la mère, terrorisée, sous emprise et incapable de protéger ses enfants, a dû les conduire à l’hôpital pour des fractures. Cependant, elle changeait chaque fois de lieux de soins11. C’est un médecin qui, travaillant à l’hôpital Y ainsi qu’à l’hôpital Z et voyant venir cette famille aux deux endroits à deux moments différents pour les mêmes raisons, a posé des questions. Peu convaincu par les explications données quant à l’origine des blessures, il signale la situation au service de protection des mineurs. Les enfants ont immédiatement été placés. L’ainé avait 13 ans au moment du placement. 10 ans plus tard, il continue à dire que son père ne l’a jamais frappé, que c’est lui qui était maladroit et se blessait tout seul. Il parle de son père comme d’un héros injustement condamné. A 23 ans, ce jeune homme est d’une violence extrême et a déjà connu la prison pour voies de faits, agressions et pyromanie.*

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Alicia a 20 ans quand je la reçois pour la première fois. Elle a été pendant plusieurs années victime d’agressions sexuelles commises par un voisin de la famille. Ses parents ne se sont jamais aperçus de rien et n’ont jamais voulu savoir ce qui se passait, même quand la protection des mineurs est intervenue et a déposé plainte. L’éducation reçue était très stricte, selon le principe qui veut que les enfants doivent un respect absolu aux adultes. Le moindre pas de travers était sévèrement sanctionné, y compris par la violence physique qui était le mode éducatif parental. La sexualité était un sujet tabou, la virginité une valeur suprême. Le premier viol par le voisin intervient quand Alicia a 12 ans. Elle n’a personne à qui se confier, personne vers qui se tourner. Les viols et les actes d’ordre sexuels vont se multiplier pendant des années. Au cours de la procédure pénale qui a eu lieu quand elle avait 16 ans suite à la dénonciation de la protection des mineurs, lorsqu’il s’est agi de détailler les faits que la jeune fille avait subis, elle a eu cette phrase : « Les fellations, comment voulez-vous que je détaille, c’est devenu si banal que ce n’est pas grave. »

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Gabrielle a 13 ans. Elle rentre de l’école. Sur le chemin du retour, elle est accostée par deux individus qui l’entrainent dans un parking souterrain, l’agressent et la violent. Ils l’abandonnent dans le parking en état de choc. Sans savoir comment, elle parvient à rentrer chez elle, en sang, les habits sales et déchirés. Sa mère la regarde de haut en bas et lui dit : « comment oses-tu te mettre dans un état pareil, monte dans ta chambre, tu seras privée de dîner. » Gabrielle n’a jamais pu dire à ses parents l’agression qu’elle a subie et n’a eu ni reconnaissance, ni soutien de leur part. Lorsque je l’ai rencontrée 5 ans plus tard dans le cadre d’une association venant en aide aux adultes ayant été victimes d’abus sexuels alors qu’ils étaient enfants, l’agression était restée enkystée telle quelle dans son psychisme.

Vignette clinique 

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Virginie a 20 ans. Son père l’utilise comme poupée sexuelle depuis sa naissance. Ce sont des actes d’ordre sexuel de type pervers, dans lesquels l’enjeu est de rendre l’enfant dépendant de la sexualité22. Elle n’a jamais été protégée par sa mère. Très tôt, elle a développé des troubles du comportement. Elle a été diagnostiquée Asperger puis psychotique, mais le sujet des viols par inceste n’a jamais été abordé. Lorsque je la reçois pour la première fois, elle habite dans un foyer d’insertion pour jeunes adultes. Dès la première séance, elle me parle du fait qu’elle se prostitue depuis l’âge de 15 ans. A la deuxième séance, elle aborde la question des voix qu’elle entend et qui la poussent à adopter des comportements à risque : « J’entendais la voix de mon père dans ma tête depuis plusieurs heures qui me disait d’aller faire le trottoir. Je suis allée me prostituer. »

Vignette clinique 

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Lors d’une séance, Virginie rapporte : « J’ai téléphoné à ma mère pour lui demander pourquoi papa a fait ça : elle ne sait pas, mais selon elle, ce n’est pas grave ».

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Lors d’une séance, Virginie me dit : « J’ai entendu ma mère dire de moi : « je souhaiterais qu’elle soit morte ». Après, j’ai fait une tentative de suicide avec des somnifères. Aucune réaction de ma mère, elle n’est pas venue me voir à l’hôpital. Personne n’est venu me voir ».

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